Malgré tout ses efforts Raphaël ne parvient pas à se rendormir. Il lui semble qu’un poids lui enserre la poitrine, son torse se soulève et se rabaisse à un rythme précipité. Aujourd’hui il ne peut plus lutter contre cette évidence terrible : il ne le reverra plus, jamais. L’autre est parti quelque part, loin, peut être avec un autre, un homme. Raphaël sent la colère trompeuse s’insinuer dans son esprit. Ailleurs il y a un homme qui peut toucher le corps de l’apollon aux yeux verts… Ses poings se crispent violemment.
« Il n’a pas le droit, gémit-il à un adversaire invisible, il est à moi. »
Avec fureur il rejette au loin les draps de soie qui l’enserrent comme un étau et bondit hors du lit. Il y a un jeune homme en face de lui, entièrement nu. Des boucles châtaines aux reflets cuivrés frôlent ses épaules halées. Les traits du visage sont si fins qu’il parait irréel, trop délicat pour être humain. Ses yeux semblent l’appeler, ils ont la couleur délavée du ciel après l’orage et ils hurlent leur affliction. La main du jeune inconnu remonte délicatement sur sa propre peau, elle frôle les cuisses et le sexe lourd, elle glisse sur les muscles finement sculptés et se crispe sur son cou. Raphaël observe les mouvements du jeune homme. Il a perdu pied avec la réalité, il ne sait ni qui est cet étranger ni sa propre identité. Il regarde juste avec douleur l’homme s’étrangler devant lui. Raphaël a mal, la souffrance est d’ailleurs étrangement physique. Il suffoque, ce n’est plus son vis-à-vis qui s’étouffe c’est lui-même.
« Tu es fou » la voix d’un de ses ex résonne dans sa tête comme un éclair de lucidité alors que la pièce commence à tanguer devant ces yeux.
« Je suis fou, c’est ça, murmure-t-il »
Ce n’est pas l’autre qui s’étrangle c’est lui-même parce qu’il est l’autre. Le jeune homme aux boucles châtaines c’est lui. Raphaël s’approche du miroir qui lui renvoie ce reflet si méconnaissable de lui-même. Il élève doucement sa main et touche délicatement les doigts froids et lustrés de l’inconnu du miroir. Raphaël soupire en réalisant qu’il est devenu étranger à son propre reflet, à lui-même. Les yeux délavés qui le fixent continuent de hurler.
Raphaël cherche ce soi perdu dans ces reflets nébuleux. Son studio tout entier est recouvert de ces miroirs trompeurs car il aime observer les mouvements de cet autre qui le singe continuellement derrière les glaces. Alors quand il pénètre ses amants il fixe cet alter ego déroutant, il le scrute en espérant trouver sur son visage les marques du plaisir. Car s’il pouvait enfin aimer un autre que la vision de l’homme aux yeux verts alors pourrait-il peut être enfin ce libérer de cette souffrance et de cette solitude oppressantes. Chaque jour alors qu’il s’enfonce dans le corps banal de son amant, que ce soit celui de Leo ou un autre, Raphaël prie pour apercevoir cette étincelle de plaisir sur le visage de son reflet mais chaque jour il ne voit rien d’autre que la folie dans les yeux bleu gris. Et le désespoir lui pèse un peu plus. Qu’il aimerait pouvoir aimer Leo ou n’importe quel autre homme ou même femme, qu’il aimerait pouvoir oublier l’émeraude des yeux de son fantasme mais est-ce possible ? Sera-ce jamais possible ? Et cette interrogation fait écho dans son esprit comme les ondes infinies sur l’eau provoquées par la chute d’une pierre.
En réalité une seule pièce de son appartement est effectivement dépourvue de miroir. C’est une pièce vaste et lumineuse. La clarté presque aveuglante provient de la large fenêtre au plafond qui illumine un parquet lustré. La pièce ne recèle aucun meuble, rien ne repose sur ces lattes vernies à l’exception d’une large toile maculées de taches de peintures rouges et vertes au centre de l’espace. Autour éparpillés il y a des tubes de couleur, des pinceaux, des brosses. Sur les murs s’entasse un nombre incalculable de tableaux dans un fouillis indescriptible. La plupart des peintures sont abstraites mais en face de la porte, mis de tel façon que quiconque entrant la rencontre de son regard, il y a une toile mise en valeur par un halo de lumière. C’est un œil, immense, démesuré. Les cils longs et fournis forment un nuage noir autour de l’iris qui resplendit par sa couleur. Celle-ci englobe toutes les nuances de vert imaginables. Il y a le vert émeraude qui émerveille, le vert absinthe qui captive et rend fou, le vert foncé de la malachite et celui du printemps, tendre et lumineux, le symbole même de la renaissance de la vie. Toutes ces couleurs, ces nuances se rejoignent dans une danse effrénée et tissent ensemble le patchwork qu’est l’iris. Dans le coin inférieur droit de l’œil, le peintre semble avoir gratté et volontairement étalé la peinture verte. Celle-ci envahit la tempe visible formant des marques de jade, des cicatrices comme le ferait une maladie. De l’œil trop vert s’échappe des larmes rouges sangs qui coulent vers la bordure extrême du tableau et semble s’apprêter à former un sillon brulant sur le mur blanc.
Personne n’à le droit de pénétrer dans cet atelier à part Raphaël. Car ici entre ces quatre murs surchargés de peintures et de cadres divers, le jeune homme peint. Il peint pour apaiser son mal d’amour, calmer son désir sans cesse renaissant, il peint pour l’autre et pour lui-même. Dans chacun de ses tableaux il déclare éternellement son amour à cet autre mystérieux, si beau qu’il l’a envouté par son regard vert. Mais cette déclaration qui jaillit comme une prière muette et plaintive demeure cloitrée dans cette pièce car au grand désespoir de son agent, Raphaël refuse la plupart du temps de vendre ses toiles qu’il entasse sur les murs surchargés de son jardin secret. Et ce, malgré les zéros chaque fois ajouté à la somme redondante. Les œuvres de Raphaël sont des trésors où se mêlent amour, haine et mort et les collectionneurs le savent très bien. Ils s’arrachent les rares peintures dont l’artiste a daigné se débarrasser mais il faut dire qu’une seule peinture vendue sur plusieurs années suffit largement à payer le chaste train de vie de Raphaël. Après tout de quoi à-t’il besoin ? Ses amants viennent à lui d’eux-mêmes, attirés par le mystère du beau peintre torturé. Raphaël est conscient de la curiosité quasi-animale qu’ils lui portent mais peu importe : qu’ils l’aiment ou le haïssent, il ne cherche en eux qu’un corps où déverser sa colère et ses désirs.
Bisous ♥
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